Une mère, des sœurs, mais…

J’ai du patienter deux bonnes heures ce jour-là. Entre 13h30 et 15h27 précisément, Austerlitz était assez calme, c’était le premier jeudi de septembre. J’ai jeté un œil aux estancos braqueurs espérant trouver un truc pour me caler l’estomac, j’avais faim et en même temps je me disais que sauter un déjeuner ne pourrait que me faire du bien. Je suis rarement très inspiré pour manger, je peux m’envoyer le même sandwich trois midis d’affilée, le genre emmental crudités, mais ça c’est lorsque je suis en déplacement et que je dispose de moins d’une heure pour m’alimenter. Je n’avais pas envie d’un énième menu flan nature. Je suis donc allé m’assoir sur un rebord en béton, il y avait bien quelques bancs dispos, mais là au moins on ne viendrait pas me disputer le siège.

Il m’avait demandé quelques sous. Il était grand, la trentaine, le cheveu peigné à plat, vêtu d’un un pantalon de survêtement. Il portait aussi un petit sac à dos foncé. Je lui ai fait non de la tête et je lui ai souri. J’ai agis de la même façon quelques heures plus tôt, en descendant sur un quai de métro. Puis je suis allé m’assoir sur le rebord en béton, faute de train, agacé de ces deux heures perdues, trois avec celle du voyage, tout ça allait me couter l’après-midi. J’aurais pu m’offrir une terrasse, deux heures c’est amplement suffisant pour s’envoyer une quatre fromages dans la première trattoria venue. J’aurais pu reporter mon voyage et m’offrir une expo, quand on est à Paris, autant joindre l’utile et agréable, mais voilà, je ne fonctionne plus comme ça.

Il s’est approché de moi. Il a marqué un temps d’arrêt se rendant compte qu’il m’avait déjà sollicité. Puis il s’est approché.

Il s’appelle S. Il est à Paris depuis un an et demi, depuis qu’il a perdu son travail ailleurs. Il est venu à Paris parce qu’on lui a dit que c’était plus facile pour trouver une mission dans le bâtiment. Sauf que des missions on ne lui en donne pas, même les boites d’intérim ne veulent pas de lui. Il a essayé les entreprises de nettoyage, mais celles-ci n’embauchent que des gens d’ailleurs. Il se présente pourtant tous les matins dans l’espoir d’être retenu pour un chantier, mais on lui préfère des hommes venus de l’Est de l’Europe.

Il dort dehors. Il planque son sac de couchage la journée, près d’un chantier à proximité avec la complicité bienveillante des ouvriers qui y travaillent. Un sac de couchage sans matelas donné par le 115. Je ne veux plus aller au 115, c’est trop risqué, trop violent, dit-il. Tu dois surveiller tes affaires quand tu vas prendre une douche, tu peux te faire cogner le matin si tu as refusé de donner une cigarette la veille. Il met un point d’honneur à être rasé tous les jours. Il me dit qu’il a toujours la banane, qu’il va parfois à Beaubourg car l’internet est gratuit. Qu’il envisage d’aller en Champagne pour les vendanges. Il y en aura pour dix jours de travail, après il ne sait pas si il reviendra à Paris. Je lui demande si il a une famille. Une mère, des sœurs, mais pas de place pour lui.

Je lui ai donné les quelques euros que j’avais, ceux que je lui ai refusé d’un non de la tête trente minutes plus tôt. Il filera ensuite, je resterai sur mon rebord en béton, moins pressé, avec cette histoire comme compagne au long cours, une histoire pour laquelle j’espère des chapitres plus heureux.


Écrit en écoutant en boucle ce titre de Blonde Redhead

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